Voilà des semaines qu’il est là.
Voilà des semaines qu’il est étendu, inerte, sur un lit de pierre taillé dans une alcôve du grand temple d’Astria. Voilà des semaines qu’il est drapé de cette somptueuse robe noire, rouge et or, qui, couronnée d’un capuchon masquant en grande partie le visage de son propriétaire, prend alors des allures de linceul.
Voilà des semaines que l’on lui a confié cet homme mourant par une nuit qui jusqu’à cet instant lui avait paru semblable à toutes les autres. C’était une grande femme à l’allure martiale et vêtue de la ténue des prétoriens qui avait surgi au beau milieu de la nuit, porteuse de ce corps sans vie. Elle s’était longuement entretenue avec un prêtre peu enthousiaste quant à l’état du malheureux qui était étendu là et livré face à son destin.
Voilà des semaines que le jeune novice du temple s’occupait de porter de l’eau et du ragoût à cet homme étrange dont l’ultime expression figée sur son visage empruntait aux âmes en peine ce masque de douleur profonde qui subsiste même dans l’au-delà.
Aussi immobile et silencieux qu’une statue brisée, couchée au sol par un antique cataclysme puis abandonnée à son sort, le magicien à la peau blafarde a ses deux mains jointes sur le ventre. Cela lui donne un air paisible, peut être est-il satisfait que l’on ai placé ses mains gantées de velours noir ainsi, en hommage involontaire a un de ses tics favoris. Curieusement, la barbe noir de jais impeccablement taillée qui encadre sa bouche muette n’est pas menacé par un voisinage quelconque. Les joues pâles du magicien demeurent résolument imberbes et rasées, comme trop lasses pour oser laisser apparaître la moindre barbe, même après tout ce temps de négligence. Sa peau est froide, pareille à celle d’un cadavre, et bien que son souffle ténu soit perceptible, celui-ci paraît irréel tant le corps qu’il est censé animer demeure glacial et figé.
Les traits jadis aussi dignes qu’arrogant de ce visage humain ayant dépassé la quarantaine sans se laisser marquer par le temps sont aujourd’hui hantés par un voile de peine insondable. Toute vie paraît avoir quitté cet être dont la nuque a été quasiment brisée, le coup violent de l’agresseur ayant été dévié de peu par l’intervention salvatrice de la prétorienne.
Pourtant, et malgré tous les efforts du prêtre du temple pour réanimer cet homme dorénavant guéri, nulle vie ne veut reparaître à la surface.
Des mages envoyés par Astria ont eu beau se succéder autour de leur confrère agonisant, aucun ne parvient à percer complètement le mystère qui entoure cet homme qui refuse tout autant de mourir que de vivre. Il n’a pourtant rien d’un mort vivant, et il est certain que sans les soins que le novice lui procure il serait finalement mort depuis quelque temps.
Depuis tout ce temps il git là, seul, tel un enfant boudeur qui refuserait de revenir sur une décision prise sur le coup de la colère. Et, comme chaque nuit depuis celle qui l’a vu être confié aux soins du novice, l’éclat irréel et lunaire de l’alliance qui orne son annulaire gauche paraît être le dernier fil de vie retenant le magicien dans ce monde. Les entrelacs de pétales de Lys qui ceignent le doigt de cet homme sont fait d’or blanc, et qu’il fasse jour comme nuit, l’éclat métallique de cette bague ne cesse de scintiller telle une ultime lueur d’espoir, d’infime espoir.
Le temps passe sur cet homme plongé dans une profonde torpeur, et il ne semble pas vouloir l’atteindre…
Le novice approche alors, s’étant une fois de plus perdu trop longuement dans la contemplation morbide de cet homme intriguant. Il est l’heure de lui apporter un peu d’eau. C’est sans peine que les lèvres glaciales du magicien s’entrouvrent pour accueillir ce fluide vital qui pourtant paraît incapable de lui redonner goût à la vie.
Son devoir accompli, secouant la tête tant par dépit qu’incompréhension, le novice s’en va alors pour s’occuper d’autres blessés présents dans le temple, non sans avoir lancé un dernier regard songeur sur la main gauche du magicien, dont la bague luit tel un phare au cœur d’une nuit sans lune, en un appel désespéré pour guider à bon port le frêle esquif porteur de tous ses rêves… Dusse t-il attendre mille vies pour cela.